Critique : Enemy (Denis Villeneuve)

Antoine 24 août 2014 0
Critique : Enemy (Denis Villeneuve)

Réalisateur : Denis Villeneuve
Acteurs : Jake Gyllenhaal, Mélanie Laurent, Sarah Gadon, Isabella Rossellini…
Genre : Mindfuck de l’année
Date de sortie : 27 août 2014
Nationalité : Canada, Espagne
Durée : 1h30
Classification : tout public

Mystérieux et dérangeant, le nouveau film de Denis Villeneuve ne peut pas laisser indifférent.

Cette critique cherche à analyser certains éléments du film. Sa lecture est donc fortement conseillée après visionnage.

enemy-affiche

Enemy débute sobrement sur ces mots : « Le chaos est un ordre qui n’aurait pas encore été déchiffré ». Autrement dit, le chaos est avant-gardiste, à l’image du film de Denis Villeneuve. Avec son intrigue somme toute assez simple (un professeur d’université, Adam Bell, découvre qu’il a un sosie parfait en la personne d’Anthony, et cherche à le connaître), le réalisateur du sensationnel Prisoners pousse encore plus loin sa description des pulsions humaines, au sein d’un récit mystérieux transcendé par son ambiance anxiogène. De la lumière légèrement jaunie à la Jean-Pierre Jeunet (qui confère à l’intemporalité de l’histoire) à l’accompagnement sonore, tout est fait pour donner l’impression au spectateur de voir un rêve éveillé, floutant perpétuellement les frontières entre le réel et l’imaginaire. Cette difficulté de comprendre ce à quoi nous assistons, ce mélange des mondes peut être le chaos que cherche à nous montrer Villeneuve, qui, s’il nous échappe, possède un ordre déchiffrable.

L’homme à la caméra.

Comme nous, Adam Bell ne s'attendait pas à une telle expérience.

Comme nous, Adam Bell ne s’attendait pas à une telle expérience.

Immersif au possible, notamment grâce à ses gros plans qui examinent le visage des personnages afin de sonder leur âme, Enemy devient bien vite une expérience cinématographique à part entière, aspirant le public dans son univers cauchemardesque, ou, à l’inverse, déversant ce dernier à travers l’écran. Adam découvre son double en l’apercevant dans un film qu’on lui a conseillé. Dans un plan magnifique, la lumière clignotante de son ordinateur portable en veille (sur laquelle il regarde ses DVD) se réfléchit dans ses yeux. Tout dans le long-métrage est une question de reflet, de cette mise en abyme de l’acteur jusqu’à la matérialisation de l’écran de cinéma. Comme jamais auparavant, le cinéaste dépeint une histoire qui, au-delà de subtilement briser le quatrième mur, en vient à inclure l’outil de visionnage comme élément de narration. Le rapport schizophrénique entre Adam et Anthony (que l’on peut interpréter comme l’acteur se perdant dans un personnage) crée à longueur de film des parallélismes dans la mise en scène (l’ordre), contrastées par quelques formes arrondies d’objets et d’immeubles (le chaos). En s’interrogeant sur les limites immersives du septième art, Villeneuve veut que nous ne pensions plus l’écran comme un simple cadre rectangulaire délimitant une image, mais comme un miroir, un miroir déformant de notre monde aux lignes plus abstraites, plus effacées, mêlant réalité et rêve, ordre et chaos.

« Control. It’s all about control. »

Qui fait le plus peur : l'araignée ou la ville ?

Qui fait le plus peur : l’araignée ou la ville ?

Enemy devient dès lors un film complet, réfléchissant au sens de l’art qu’il sert sans jamais oublier l’homme qui se trouve derrière. En établissant un microcosme où l’imaginaire possède une grande place, Villeneuve plonge dans la psyché humaine pour en illustrer les affres intemporels mais aussi les appréhensions dues à la culture occidentale du XXIème siècle. Le cinéaste distille alors parfaitement des symboles en guise d’indices. La ville de Toronto est rendue lisse et inquiétante, silencieuse et massive, étouffant les deux protagonistes principaux qui cherchent à se rencontrer dans un hôtel éloigné de la métropole. L’urbanisme emprisonne par ces milliers de câbles qui strient le ciel en rappelant une toile d’araignée, animal primordial de la narration. Enemy est un film sur la difficulté de s’inscrire dans la réalité, et de s’engager dans la vie d’adulte. Adam a sa fiancée (Mélanie Laurent) tandis qu’Anthony a une épouse enceinte (Sarah Gadon), mais chacun a peur de voir sa femme (l’araignée donc) tisser la toile de leur relation pour les y enfermer à jamais. L’arachnide est un danger, le reflet de la façon dont l’homme aime à se créer des barrières qui nuisent à sa propre liberté.

Fight Club… sans le fight.

L'adultère est proche, très proche...

L’adultère est proche, très proche…

Le subconscient devient donc le dernier bastion sans règles, où l’on peut penser qu’Anthony est le fantasme de ce qu’Adam rêverait d’être. Pourtant, la culture d’une population et la morale de la majorité finissent par l’emporter, et l’homme est bien obligé de laisser ses chimères disparaître aussi rapidement qu’elles sont apparues, au point de les oublier alors qu’elles sont piégées dans la carcasse de leur voiture après un brutal accident. Enemy se veut même encore plus pessimiste quand on réfléchit à son dernier plan terrifiant, symbole d’une répétition impossible à stopper, en écho au cours sur le contrôle dans les dictatures qu’Adam débite plusieurs fois durant le film. Le contrôle est tout autant une utopie que la liberté, et l’écriture fine des personnages, sublimée par les deux interprétations maîtrisées de Jake Gyllenhaal, permet de complexifier par l’exemple ce simple fait.

L’ennemi de mon ennemi est mon ami.

On est aussi décontenancés que Sarah Gadon à la fin du film.

On est aussi décontenancés que Sarah Gadon à la fin du film.

Bien entendu, la force du nouveau chef-d’œuvre de Denis Villeneuve est de receler de nombreux autres secrets, que chacun peut interpréter à son envie. Certains critiqueront les inspirations parfois évidentes du cinéaste (Polanski, Kubrick…), mais il ne fait que confirmer son talent d’artiste en représentant l’amour de ses modèles pour mieux s’en affranchir. Enemy va, peut-être comme Inception en son temps, rappeler la nécessité de ce type de productions célèbres pour le grand mystère qu’ils proposent, où l’implication du spectateur doit être totale pour lui faire prendre conscience de la grandeur de l’art qu’il voit parfois comme un simple divertissement. Certes, le film est exigeant, mais il récompensera d’une formidable expérience ceux qui accepteront de s’y plonger. Car après tout, le chaos n’attend que d’être déchiffré.

Préparez-vous à l’un des chocs cinématographiques de l’année ! Avec sa construction exemplaire, ses indices au compte-goutte, sa mise en scène impeccable et ses acteurs d’exception, Enemy s’impose aisément comme la surprise de la rentrée. Immanquable.

Bande-annonce : Enemy

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